Chef de file des « Brindilles » dans les années soixante-dix, ma mère n’a jamais compris ni
voulu admettre qu’elle ait pu engendrer une fille comme moi. Avec mes 78 kilos et mes 1,50 mètres, je lui fais honte ! C’est sûr à côté de son mètre quatre-vingt et de ses 55 kilos tout
mouillés, je fais tâche. C’est terrible à dire mais je crois qu’elle aurait préféré que je ne sois jamais née.
Qu’il n’en déplaise à ma mère, je suis friande de bonnes choses ! Certains préféreraient dire que
je dévore tout ce qui passe. Tout est question de point de vue ... Bébé, confinée dans les coulisses tandis que ma mère défilait pour les plus grands créateurs, je chipais tous les petits pots de
mes jolies et gracieuses camarades. Personne pour me surveiller, alors vous pensez bien que je m’en donnais à cœur joie. Au fil du temps, j’ai continué et les kilos se sont
accumulés.
J’étais tellement obnubilée par ma mère ou plus exactement par son absence que ma surcharge pondérale
ne me sautait pas aux yeux. Toute mon attention se focalisait sur son retour. L’attente était tellement emplie d’espoir que j’idéalisais le moment de nos retrouvailles qui immanquablement
viraient au fiasco. Jamais un mot gentil et encore moins un geste tendre à mon égard. La rengaine était toujours la même : elle souffrait du jetlag et se plaignait d’une sempiternelle
fatigue. En bref, elle n’avait qu’une seule envie : que je lui fiche la paix !
Et puis un jour, à force de grossir, elle a bien été obligée de me voir. Avec son désir impérieux de
tout contrôler, elle a fini par s’occuper du problème. Elle m’a prise entre quatre yeux et elle m’a dit : « Ecoute, Jess. Ca ne peut plus continuer comme ça. Tu enfles à vue d’œil et
moi je n’en peux plus de te voir comme une grosse boule. Habilles-toi et suis-moi ! ».
Malgré la violence avec laquelle elle venait de m’asséner mes quatre vérités, j’étais toute excitée à
l’idée qu’elle allait m’emmener quelque part. Un regain d’énergie traversait tout mon corps. Enfin quelques instants à partager avec ma mère ! Je me sentais vivante. D’ici quelques minutes,
je l’aurais rien qu’à moi.
Pas question de gâcher cet événement. Aucun grain de sable ne devait enrayer le bon déroulement des
opérations. Tout devait être parfait. Et pour l’occasion, aucune robe ne serait trop belle. J’ai donc choisi la plus chère à mes yeux : la rose avec ses pompons violet dans le dos. Quant aux
chaussures, les roses à paillettes seront impeccables. Sans oublier un élégant nœud rose à pois blanc pour parfaire ma tenue. Parée pour vivre pleinement ce moment présent, j’étais prête à être
son plus beau cadeau.
Mais, c’était sans compter sur le caractère irascible et incontrôlable de ma mère. A peine
m’avait-elle vu, que les pires méchancetés sortirent de sa bouche. Horrifiée par mon accoutrement, elle se prenait la tête entre les mains et ne cessait de gémir se demandant ce qu’elle allait
bien pouvoir faire de moi, ignorant avec une déconcertante facilité ma présence.
Sans un mot mais le cœur lourd, je la suivis ressassant les dernières paroles assassines de ma chère
mère. La pluie commençait à tomber. Partie sans parapluie, j’étais trempée. Les pompons violet tombaient lourdement sur l’étoffe froissée de ma robe rose tandis que mon nœud rose à pois blanc
pendait piteusement sur ma chevelure humide et emmêlée. Au loin, ma mère passait entre les gouttes. Je la regardais louvoyer. Elle avait une élégance folle. On aurait dit une
danseuse.
Arrivée à sa hauteur, elle me montra une lourde porte rouge et me fit signe d’entrer. Incrédule, je la
questionnai du regard. Elle me lâcha pour seule réponse : « A dans une heure ! ».
Sur la lourde porte rouge était inscrit en grosse lettre noire : DIÉTÉTICIEN, SPÉCIALISTE DES
ENFANTS. Il n’y avait donc rien à faire, je serai un éternel fardeau.
Paris, le 6 Novembre 2009