D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours entendu parler de lui. Et
voilà qu’aujourd’hui, il sera dans notre village. Vous rendez vous compte ? Une légende vivante parmi nous ! Tout près de moi. Peut-être pourrais-je l’approcher. Toucher du doigt
l’objet de mes rêves. Ses combats, son rôle politique, son soutien pour une Arabie unie et par-dessus tout, ses équipées à travers le désert m’ont toujours fascinée. J’ai suivi ses aventures
depuis que je suis en âge de lire et c’est grâce à lui si j’ai une telle passion pour les fouilles archéologiques. Je me rappelle encore avec émotion ses toutes premières fouilles au Sud
de la Turquie, près de Jerablus à
Karkemish rendues célèbres à travers le monde entier. Tout le monde en parlait. Je n’étais qu’une gosse mais ces mystères me transportaient dans un autre univers : je me voyais à ses côtés,
déterrant quantités d’objets précieux enfouis depuis des millénaires comme on exhume des dépouilles pour leur accorder une nouvelle vie. C’est ce qu’il croyait. Ce tour de force est assurément
l’oeuvre d’un magicien. Personne d’autre ne serait capable d’un tel prodige.
Enfant, à la question : « Maya, que veux-tu faire lorsque tu
seras grande ? ». Je répondais fièrement et sans la moindre hésitation : « Aventurière comme Lawrence ! ». Alors, les adultes me jaugeaient avec condescendance et
riaient tout en se moquant gentiment de moi. Mais leur perplexité ne faisait qu’accroître ma conviction. Voilà pourquoi la venue de Lawrence était si importante pour moi. Peut-être allait-elle
changer le cours de ma destinée … Ce matin-là, j’étais la première debout, sur le pied de guerre, prête à accueillir mon héros. J’avais appris par la gazette locale que Lawrence venait de quitter
la péninsule du Sinaï pour emprunter la route de Carchemish puis celle de Pétra avec ses compagnons arabes. Pétra, la ville où il venait tout juste d’éviter un incident diplomatique. Un général
allemand avait réprimé la révolte des cheminots arabes par un coup de fusil. Un homme était mort. Cette injustice, cet ignoble abus de pouvoir avaient soulevé la colère de ses camarades. Appelé à
la rescousse, Lawrence avait su trouver les mots justes parvenant à calmer le désarroi de ces hommes exploités, payés une misère, six sous le mois.
Lawrence était devenu l’un des leurs. Durant toutes ces années de
traversée du désert, il avait appris leur culture, leur langue et leurs dialectes. Son charisme, son sens de la diplomatie, sa compréhension des peuples, son courage et son héroïsme avaient fait
de lui un élément incontournable de l’Orient. Son cheval de bataille : libérer les arabes du joug ottoman et européen. Son projet : un grand empire arabe placé sous influence
britannique. Il était devenu leur chef, un roi sans couronne.
C’était le grand jour, Lawrence et ses troupes allaient faire halte dans
notre cité afin de se ravitailler pour ensuite rallier Aqaba, un petit village de pêcheurs que sa position géographique (entre la Palestine, la Transjordanie et la Péninsule arabique) rendait stratégique. Lawrence l’a
très vite compris. Il veut y établir un centre de communication terrestre entre l’armée britannique qui piétine en plein Sinaï et les forces arabes engagées dans le Hedjaz. Ses hommes sont prêts
à se battre. Ils sont prêts à mourir pour lui. Pour ma part, tout se jouerait dès à présent. Malgré mon jeune âge, j’y avais beaucoup réfléchi et ma décision était prise. Je partirai coûte que
coûte combattre à ses côtés. Sa cause est noble, elle serait mienne. Faire honneur à mon héros d’enfance ; rien ni personne ne pourrait m’en dissuader. D’ici quelques instants, je lui
parlerai.
A peine avais-je eu le temps de formuler ma pensée que je le vis. Tel un
bédouin, il était enrubanné d’un turban bleu marine donnant une intensité supplémentaire à son regard azuré. Il avait encore plus fière allure que sur les photos des illustrés. Elancé, le visage
fin, le regard franc de ceux qui n’ont rien à cacher. En le voyant, là, il me plut davantage encore. Le doute n’était plus permis. J’étais prête à braver n’importe quelle armée pourvu que
Lawrence soit notre guide. C’est d’ailleurs les premières paroles que je prononçais lorsque je vins le saluer pour lui souhaiter la bienvenue parmi nous. Contrairement aux autres adultes, il ne
riait ni ne souriait. Cette requête semblait lui paraître légitime et d’un hochement de tête il me fit comprendre son approbation. Je n’en revenais pas. Pas une hésitation. Aucune discussion
n’avait été nécessaire pour lui faire sentir mon désir impérieux de le servir. D’un seul regard, nous nous étions compris.
En toute hâte, je fis mon paquetage en prenant bien soin de n’éveiller
aucun soupçon et me glissais hors de la maison sans que personne ne puisse me remarquer. En l’espace de quelques minutes, le cours de ma vie avait changé. Un regard avait suffi pour que Maya
devienne quelqu’un. Lawrence avait eu ce pouvoir. Sur ma vie, je ne le décevrais pas. En rejoignant, le groupe de mes nouveaux compagnons, je savais que je ne reverrai plus ma famille. Mais ce
n’était pas grave. Je n’avais aucune tristesse au fond du cœur bien au contraire. Ma vie n’était plus ici mais bien aux côtés de Lawrence. Ma famille, c’était lui. J’en éprouvais une joie
intense. J’étais légère, si légère. Ma vie pouvait enfin commencer.
Le ravitaillement clos, le temps était venu de partir et de lever le
camp. C’est ainsi que par une belle journée de printemps, nous prîmes le chemin à la conquête du désert. Durant des jours et des semaines, nous traversâmes un désert
hostile, des montagnes sans noms, des vallées sans route et des étendues sans fin. Jamais aucun des compagnons ne se plaignit. Nous avions une quête. Nous la poursuivions. Lawrence était
notre chef et nous savions que lui seul mènerait la révolte jusqu’à son triomphe. Il était incontestablement l’homme de la situation. Grand, souple, fort et empli de convictions, il pouvait sans
nul doute rendre justice à la cause arabe à son terme. Et grâce à Dieu, je serai là pour l’y aider.
Durant notre périple, Lawrence était parvenu à
fédérer les tribus bédouines autour du chef de La Mecque, Hussein, et de son fils, l’émir Faysal. Son
courage, son héroïsme au combat et ses talents de diplomate avaient su conquérir le cœur de l’Orient. Il n’avait plus rien à prouver et il n’eut aucune difficulté à rallier à sa cause des hommes
influents, prêts à se battre à nos côtés. Le dénouement était proche. Nous le sentions. Etait-ce l’atmosphère orageuse et moite qui nous faisait pressentir l’attaque imminente ou bien encore
cette espèce de tension qui grondait dans les rangs ? Je ne saurai le dire avec précision mais le doute n’était plus permis. La fébrilité de nos escadrons était manifeste et palpable.
L’objectif était clair : ne pas faire de quartier, aller jusqu’au bout quoiqu’il en coûte.
C’est pourquoi après avoir organisé une série de diversions et
d’opérations de harcèlement contre les trains militaires d’Aqaba, Lawrence nous fit un signe de la main nous intimant l’ordre de donner l’assaut. L’excitation était à son comble. Chevaux aux
galops, nous foncions droit sur les Ottomans qui nous bombardaient d’une pluie de coups de feux que nous fendions aveuglément. Nous étions lancés et rien ni personne ne pourrait nous arrêter dans
notre élan et notre soif de victoire. Nos troupes étaient déchaînées. Corps et âmes, jeté dans le combat, une centaine d’hommes chargea de toute sa force sur l’ennemi, massacrant tout sur son
passage, bousculant les positions ottomanes. Quant à Lawrence, il ne ménageait pas ses efforts et nous exhortait à aller de l’avant, défiant les dangers qui l’entouraient en bataillant avec
davantage de vaillance encore. Pour ma part, j’avais le feu aux joues. Pas un instant, je ne lâchai de vue Lawrence. Je ne percevais plus les cadavres qui s’amoncelaient autour de moi. Les yeux
rivés sur Lawrence, mon regard ne voyait plus que lui. Submergée par l’émotion, je n’entendais rien des déflagrations qui sifflaient au-dessus de ma tête. N’était-ce pas pour lui que je m’étais
engagée dans cette bataille ? Lui seul pouvait me donner la force nécessaire. Mon amour pour Lawrence était mon trésor le plus précieux. Rien n’était plus beau et plus gratifiant. A cet
instant, mon cœur débordait d’une infinie gratitude pour cet homme venu du désert par une belle matinée où tout avait basculé. Maya n’était à ce moment-là qu’une enfant. Aujourd’hui Lawrence
avait fait de moi une femme. Une femme heureuse. J’allais m’élancer vers lui lorsqu’une balle vint me toucher de plein fouet, droit dans le cœur. Basculant de mon pur-sang, je m’effondrais sur le
sol sans comprendre ce qui m’arrivait. Lawrence n’était qu’à quelques pas de moi. Il n’avait rien vu. Il continuait bravement à se battre. Le sang des opposants volait dans les airs projetant des
tâches rouges écarlates dans le ciel. Je me rappelle m’être dit à cette seconde : « Quel artiste ! ». Et dans un dernier souffle, j’eus la force de sortir de la poche de ma
chemise le billet que Lawrence d’Arabie m’avait griffonné avant de partir à l’assaut : « Je t'aimais ; c'est pourquoi, tirant de mes mains ces marées d'hommes, j'ai tracé en
étoiles ma volonté dans le ciel afin de te gagner la Liberté, la maison digne de toi, la maison aux sept piliers ainsi tes yeux brilleraient peut-être pour moi lors de ma
venue. ».
Paris, le 7 Juin 2008