En cette nuit glaciale de Janvier 2011, après des mois d'errance, je veux croire, plus que toute autre chose au
monde, qu'une vie m'attend de l'autre côté du détroit.
Je fixe les lumières de la ville et me raccroche à ces mille et un points lumineux qui semblent danser devant mes
yeux. Je suis arrivée au bout d'une longue et terrifiante traversée. Les immenses forêts de cèdres, les massifs montagneux, les déserts, les lacs et les océans sont loin. Ils appartiennent à un
autre monde, une vie qui n'est plus la mienne. Cette flore luxuriante, si chère à mon coeur, est venue se dresser tel un rempart entre mon pays et moi. J'y ai laissé famille, amis et bien plus
encore mais rien ni personne ne me ferait revenir sur mes pas.
En voyant se découper le rocher de Gibraltar, l'éclaircie, tant attendue, illumine mon visage éreinté de fatigue. Je
retiens ma respiration. Je sais que jamais plus je ne serai la même. Je scrute intensément ce crépuscule qui voit naître en moi cette vie qui croit au-delà des interdits. Une lumière rouge-orangé
nimbe la crête du rocher que seuls les ressacs viennent briser le silence ambiant. Je cherche à retenir cet instant, le plus important de ma jeune existence. A l'aube de ma vie, je le veux intact
dans ma mémoire et y puiser à l'infini.
A treize ans, le destin s'est chargé de faire de l'enfant que j'étais, une femme en colère, déterminée à braver son
père, au nom de l'amour qui me lie à Bashshar.
Aujourd'hui, je laisse éclater ce trop plein d'émotions si longtemps enfoui au plus profond de mon être. D'aussi
loin que je me souvienne, il m'a fallu être brave et courageuse, sans jamais me plaindre. Aujourd'hui, toutes les femmes s'appellent Marie. Mon échappée est un acte militant. Ne jamais plier,
repousser jour après jour mes limites, prendre mon destin en main, je l'ai fait.
Moi, Amaria, fille de Farouk, chef des Zayanis, de la tribu des berbères, originaire de la région de Khénifra, j'ai
aimé plus que quiconque Bashshar. Au nom de notre passion, j'ai renoncé à mon pays, j'ai abandonné ma famille, et je ferai bien plus encore pour protéger le fruit de notre amour.
En regardant Gibraltar se profiler à l'horizon, je me souviens plus que jamais de ce que j'ai laissé derrière moi.
J'ai la mémoire pleine des vallées profondes du Parc national de Tazekka, aux paysages creusés de gorges et de grottes dans lesquelles Bashshar m'entraînait. Les odeurs parfumées d'essence de
cèdres et de thuyas ne cessaient d'embaumer nos âmes alors même que le souvenir des colères de mon père accompagnait chacun de mes pas.
Je connaissais les rivalités et les haines respectivement entretenues depuis des générations et des générations
entre nos deux familles. Mon père, un homme de tempérament, avait toujours été très clair concernant mes fréquentations. Bashshar et les sauvages de son espèce pouvaient aller se faire pendre.
Ils n'auraient pas sa fille !
Nos familles étaient en conflit depuis que des sources avaient été usurpées dans la région du Moyen Atlas par les
ancêtres de Bashshar. Elevé dans le souvenir de cette infamie, mon père nourrissait une rage intérieure et la moindre allusion à nos rivaux faisait exploser le caractère volcanique de mon cher
père.
Il savait qu'à la faveur de mes nombreuses escapades à la cascade d'Ouzoud, j'avais fait la connaissance de
Bashshar. Jour après jour et malgré l'interdiction formelle de mon père, nous avions pris goût à nos retrouvailles dans cet Eden exceptionnel. Au fil des jours, nous avons appris à nous connaître
et c'est en secret que nous dévalions les pentes s'étalant à perte de vue. Les forêts de cèdres, de caroubiers, de chênes verts et de genévriers couraient à l'infini tandis que nos jeux espiègles
et badins s'épanouissaient dans cette nouvelle enceinte dédiée à nos amours naissantes. Bashshar, qui ne craignait rien ni personne, aimait à m'initier à la dendrologie, science des arbres qui
lui avait été transmise par son bisaïeul. L'amour de la nature lui faisait prendre tous les risques et c'est au sud de Sefrou, sur les plateaux volcaniques dénudés que Bashshar n'hésitait pas à
braver mon père en m'enseignant l'art de la pêche dans les petits lacs poissonneux aux eaux turquoises. Les truites arc-en-ciel scintillaient dans la lumière évanescente de ces paysages sauvages
de montagnes et de hauts plateaux verdoyants. Comme nous nous sommes aimés !
Alors même que mon père me tenait sous étroite surveillance, l'amour qui m'unissait à Bashshar m'avait fait oublier
toute prudence, la plus élémentaire des sagesses. L'impatience accrue qui m'animait ne pouvait tolérer aucune entrave à notre rituel. A la tombée de la nuit, après la confection des
traditionnelles bouchiars que mon père affectionnait tant et du tahricht que nous préparions mes soeurs et moi pour le retour de chasse de la tribu, c'est en toute hâte que je me faufilais en
dehors du camp.
Le journal d’un corps ne trompe pas et depuis quelques semaines, il devenait évident que l'arrondi de mes courbes
souligner le fruit de notre amour. A l'idée de lui apporter la plus belle des nouvelles, mes jambes semblaient flotter au-dessus des airs. Brûlante d'impatience, je fendais les eaux plus vite
qu'un jaguar. En arrivant sur les rives du lac Aguelmame Aziza, j'avais le souffle court d'avoir gravi les plaines et les lacs qui me séparaient de mon amant. Mais, je n'y pensais pas tant
l'envie furieuse et lancinante d'enlacer Bashshar me tenaillait les tripes.
C'est en m'avançant vers le rivage que le ciel m'est tombé sur la tête. Le crâne ensanglanté de Bashshar baigné dans
les eaux turquoises dans lesquelles nous avions eu jadis tant de joie à nous ébattre. Aujourd'hui, seules les bulles s'échappant de sa bouche me signalaient un semblant de vie. Mais, cet homme
étendu sur les galets et dont le souffle s'affaiblissait, n'était déjà plus celui que j'avais connu. Mon père venait de me le prendre. Il venait de lui ôter la vie comme il m'avait ôté la mienne.
Bashshar n'avait été rien de plus qu'un vulgaire lièvre que mon père aurait traqué et abattu lors de l'une de ses parties de chasse.
Dans un cri de bête, j'ai pris la tête de Bashshar. A ma bouche, je l'ai portée. Je pouvais sentir la fugacité de
son haleine. Son sang se mêlait à mes larmes brouillant mes yeux endoloris. Plus je le serrais dans mes bras plus je suffoquais de ne pouvoir retenir le souffle de sa vie. Je crois qu'à cet
instant, je suis devenue folle. Avant qu'il ne rende ses dernières armes et que je sombre dans une terrible léthargie, j'ai posé sa main sur mon ventre. Dans un ultime sourire, il m'a dit :
"Sauve-le !".
A mon réveil, mon unique tourment était d'honorer le voeu de Bashshar. A la mort de mon amant, mon père, croyant que
le sujet était clos, a cru bon de relâcher la pression. C'était sans compter sur ma haine patricide et ma pugnacité à défendre coûte que coûte l'enfant de l'amour que je portais en moi.
C'est donc tout naturellement vers Iness, la soeur chérie de Bashshar que je me suis tournée. Ensemble et avec
l'aide contacts essentiels, nous avons mis sur pied mon évasion. Avec patience, feintes et sourires, nous avons organisé dans les moindres détails mon périple qui me mènerait aux portes de
Gibraltar. Mon père, si crâne, n'y a vu que du feu tandis que ma mère et mes frères m'imaginaient résignée.
Trente-six jours après l'assassinat de Bashshar, c'est sans un regard derrière moi, que j'ai pris la route avec pour
seul bagage, l'enfant que je portais, cet enfant que chérissais comme j'avais chéri Bashshar. A travers lui, notre amour bravait la mort. La vie avait été plus forte que la haine et la violence
de nos familles. Moi, Amaria, face au détroit de Gibraltar, j'étais encore là, debout, scrutant avec force et détermination cet horizon qui était comme un baume sur mes plaies ouvertes.
Face à l'océan, après des mois d'espoirs, de peurs et d'attente, les merveilles de ce monde ne sont plus qu'à
quelques encablures. Et c'est ensemble, Amy, ma fille, que nous allons honorer la vie que Dieu nous a donnée.